Brouillard

 

Cinq heures vingt-huit. Yes, deux minutes avant la sonnerie du réveil. Je sens que je suis bien reposé. Il fait sombre, nous sommes à la fin de l’automne, l’hiver pointe son nez. Pourtant, les journées restent ensoleillées. Je me lève donc d’un bond souple et discret pour ne pas réveiller mon épouse à qui le sommeil donne une douceur et un apaisement particulier. Attention à la porte qui grince. Il va falloir définitivement que je lubrifie les gonds. Comme tous les jours, je descends les escaliers dans le noir. Une sorte de rituel qui me révèle mon niveau de réveil et met mes sens en alerte. En bas, j’allume la lumière de la hotte de cuisson. Elle diffuse une ambiance suffisamment soft et tamisée pour un réveil en douceur. Tout va très vite, le matin, c’est un peu le mode réflexe et automate. La bouilloire pour le thé, pendant ce temps-là, deux oranges dans la machine à jus de fruit, quelques fruits séchés et deux tartines de pain complet maison cuit du week-end. Rapidement, la bouilloire siffle et l’odeur du Thé vert bien chaud envahit la maison tranquillement. Comme tous les jours, je vais faire attendre le thé pour qu’il soit à température, je vais en profiter pour repasser ma chemise. Ce matin, c’est chemise à fleurs. Après seulement, le rituel de la douche, des dents, du rasage, du gel dans les cheveux et du binôme déodorant, parfum. Je remonte dans la chambre embrasser ma femme, glisse doucement une main sous les draps, juste pour sentir la chaleur de ce corps endormi, la douceur de cette peau maintes fois caressée. Je profite de sa léthargie pour prendre entre ma main, son sein généreux et lourd de promesses sensuelles. Je me retire sur la pointe des pieds, des frissons dans les reins…

Avant de faire démarrer la voiture, petite vérification dans le jardin. Tous les champs alentour portent le parfum d’une nuit de fin d’automne. Il fait frais, mais pas de vent, juste une sensation de pesanteur. Un détail me surprend ce matin, alors que j’urine face aux rosiers, une brume assez épaisse semble se lever et couvre partiellement le lever de lune. À mesure que les minutes passent, la luminosité baisse comme happée par le brouillard. En même temps, nous sommes fin novembre. Comme diraient nos voisins agriculteurs : c’est un temps de saison. Heureusement que je ne pars pas en déplacement cette semaine. C’est vrai que depuis lundi, les conditions météo sont assez exécrables et c’est toujours délicat de faire des grands trajets en voiture sous la pluie ou pire encore par temps de brouillard. Je me souviendrais longtemps de cet aller-retour à Paris l’année dernière avec un brouillard à couper au couteau, j’avais passé la journée au volant, six cents kilomètres d’autoroutes à soixante kilomètre heure de moyenne, juste l’enfer en termes de concentration et de fatigue.

Je m’apprête à démarrer le V6 dans ce calme matinal et me ravise en me disant que ce serait sympa pour les filles si j’allumais un petit feu de cheminée pour leur réveil. Elles vont se lever dans moins de trente minutes, ça ne craint rien, je vais mettre deux ou trois bûchettes. Je les imagine déjà descendre à peine réveillées, découvrir, entendre depuis le haut de l’escalier le crépitement insensé du feu. Allez, c’est parti pour le feu, je sais ce que ma petite dernière va dire à sa maman : un papa, c’est trop fort… c’est son mot à elle en ce moment, c’est ma petite gloire à moi. En même temps, des fois, c’est presque trop facile d’être fort comme un papa quand on a une petite fille de six ans.

Le feu est démarré, il est temps de partir. J’enclenche la clé, démarre le gros V6. J’adore entendre le feulement du V6 le matin. Doucement, une petite marche arrière et je roule vers le portail. Il faudra un jour que je le fasse automatiser. Ça commence à me gonfler sérieusement de sortir de la bagnole tous les jours, ouvrir le portail, passer la voiture, redescendre de la voiture, refermer le portail, remonter dans la voiture, ça fait 20 ans que ça dure… Décidément les habitudes ont la vie dure. En même temps, il y a tellement d’autres priorités ici, l’ancienne loge à rénover, un mur d’escalade artificiel à fabriquer, une cabane dans les arbres à concevoir… les projets ne manquent pas. Ce matin, grande question existentielle en démarrant… radio économique ou radio rock pour faire le trajet ? Allez, ce sera Rock, j’en ai un peu marre de vivre au rythme de la morosité ambiante et les radios économiques portent leur croix tous les jours en matière de mauvaises nouvelles.

Décidément, le brouillard est épais ce matin, je n’arrive pas à savoir si les codes ou les pleins phares sont plus efficaces que les veilleuses. En tout cas, je suis obligé de serrer la berne au plus près pour être sûr de rester à ma place. Heureusement, il est de bonne heure, je ne vais pas m’encastrer un farfelu sur ces routes de campagnes. Ça devient dantesque comme      parcours, je n’ai jamais vu une purée de pois aussi épaisse. On dirait presque que ça colle. Je vais m’arrêter pour voir quel effet ça donne d’être au milieu de ce brouillard. Là dans la voiture, c’est un peu étrange, mais dehors, je suis sûr que ça va être pire. Tiens, là, au bout du chemin, il y a un emplacement pour descendre. En sortant de la voiture, je constate effectivement la densité de la brume. Une brume humide, lourde mais aussi souple que de la fumée. Un silence de plomb règne, presque aussi intense que lorsqu’il neige. J’aime bien ces univers ouatés, cette atmosphère un peu particulière des journées de neige. Tout se feutre au fur et à mesure que les flocons recouvrent le sol et que la couche de neige s’épaissit. Bon, allez, pas de temps à perdre, je reprends le volant. Je roule à peine à 20 Kilomètre heure tellement la visibilité est nulle. C’est marrant cette ambiance, je discerne à peine un mètre de chaussée et à peine plus de risbermes dont l’herbe rase est perlée des gouttelettes.

  • Non, Madame Linard, je peux vous assurer que votre mari n’a pas souffert, c’est ce qu’on appelle un choc mou. Vous savez, les secours sont arrivés assez vite et le médecin du service Urgence réanimation sur place a aussitôt procédé aux premiers gestes en pareil cas. Il a procédé aux premières injections et votre mari a été transporté à l’hôpital. Il est arrivé à notre service vers huit heures trente. Et d’après les pompiers, le choc a eu lieu vers six heures trente.
  • Docteur, est-ce qu’on connaît les raisons de l’accident ?
  • Madame, il vaut mieux voir avec les gendarmes qui se sont rendus sur place avec le Samu. C’est eux qui pourront vous préciser les circonstances. Moi je ne peux que vous donner des informations sur l’état de santé de votre mari.
  • Merci Docteur. Je vais me rendre à la gendarmerie. Mais dites-moi, ce coma généralisé, ça veut dire quoi au juste.
  • C’est très rare, mais c’est souvent le cas après un choc mou. En fait, il s’agit d’une rupture complète de l’ensemble du système nerveux central sympathique et parasympathique. En clair, votre mari n’entend plus, ne voit plus, ne peux plus bouger aucuns membres. C’est une forme de léthargie profonde, sans souffrance et sans conscience. Et j’insiste sur le sans conscience. C’est ce que les scientifique appellent l’état de mort clinique. Cet état va durer des années, ou plutôt va durer jusqu’à l’arrêt du cœur. Mais comme votre mari était sportif, ça peut durer longtemps. Il va falloir trouver un lieu de vie, pardonnez-moi l’expression, car les hôpitaux ne sont pas prévus pour ces types de pathologies ;
  • Dites-moi, Professeur, vous êtes sûr que mon mari n’entend plus, ne réfléchis plus, bref que plus rien ne fonctionne ? J’ai entendu dire que parfois les gens dans un coma profond se réveillaient au bout de plusieurs années, grâce notamment à la présence des proches qui ont continué à lui parler, à alimenter son cerveau.
  • Légendes, que toutes ces histoires, Me Linard. La science est formelle, encéphalogramme plat, plus aucun muscle ne répond aux sollicitations diélectriques, le système nerveux est totalement dévasté. Le diagnostic est sans appel.
  • Bien quelles sont les options en dehors de garder un corps vide à la maison ? Nous avions un contrat avec mon époux… si vous voyez ce que je veux dire.
  • Oui, je comprends. La nouvelle loi sur l’euthanasie vous permettrait sans doute d’abréger cet état et vous, de reconstruire une autre vie.
  • Oui, merci professeur, quand peut-on programmer cette opération ?
  • La semaine prochaine sans problème.
  • Merci Professeur, je reviens vers vous rapidement. Une dernière question, peut-on fermer les yeux de mon mari, car c’est assez étrange de le voir les yeux grands ouverts. En effet, il ne cligne plus des yeux, ça fait trois heures que je l’observe.
  • C’est impossible, tout est définitivement figé pour votre mari, si nous lui fermons les yeux, ils se rouvriront instantanément, les muscles, tendons et nerfs ont été fixés à tout jamais dans cette dernière position.

Bon, faisons le point. Qu’est-ce qui s’est passé ce matin dans le brouillard ? ça a été assez vite, je n’arrive pas à modéliser l’accident. J’ai pourtant souvenir d’un choc, mais un choc léger, un choc presque transparent. Un peu comme si on m’avait transpercé de part en part. j’ai même l’impression qu’on m’a volé mon intérieur. Bon, soyons pragmatique, où-sui-je ? Putain, je n’entends rien, je ne vois rien, je ne sens rien, même pas une douleur. Étrange. Pourtant j’analyse, je réfléchis, j’ai ma conscience, mon âme peut-être ? Merde, je ne comprends rien. Il fait noir autour de moi Je suis dans une espèce de cocon profond, un peu comme dans un caisson extrasensoriel. Putain, ils vont penser que je suis mort, devenu un légume, une courge, ou pire, une blette. Mais, là, je suis mort ou pas ? Putain, impossible de se rendre compte et de vérifier. Aucun moyen de communiquer, juste la possibilité de penser, de réfléchir mais pas de passer à l’action, d’agir. C’est une drôle de condamnation, ça risque d’être long l’éternité à réfléchir, à penser, à tergiverser, à méditer, à raisonner. Je suis réduit à l’état d’âme… bon, ça va, je n’ai pas perdu mon humour. Par contre, va falloir gérer, les états d’âme justement, le psychique, il ne s’agit pas de finir dépressif.

Je vais gueuler, pour voir, si ça marche. OOOOOOOOO là, y a quelqu’un……………..rien, ma parole ne porte plus… comment faire passer les messages ? Merde de merde de merde. J’suis comme un con, j’avais encore tellement de choses à dire, à évoquer. Et puis les entreprises, comment vont-ils faire ? Où sont-ils ? Putain, on avait rendez-vous avec les banquiers ce matin. En même temps, ils sont peut-être au-dessus de moi en train de me regarder, au pire de me bénir, les cons. Bien, à part une séance de sophrologie, pour le moment je ne vois rien de mieux. Allez, on allonge les bras le long du corps. Ah oui, merde, j’ai déjà oublié, c’est comme si j’avais plus de bras… bon on respire, lentement, doucement pour ramener le calme dans l’organisme. Ok, super, mais j’ai l’impression de ne plus avoir de nez non plus.

Si ça se trouve, je suis mort ???? C’est ça la mort ? C’est plutôt soft en fait. Plus d’emmerdes, de douleurs, de discussions à tenir, d’obligations. Plus d’emprunts à rembourser, de courses à faire, de pleins d’essence, d’aller chercher les enfants à l’école, d’emmener le chien chez le vétérinaire… il ne s’agit plus que de penser, de repos physique. Par contre, j’ai l’impression que pour le repos mental, c’est mort… c’est plutôt l’hyperactivité cérébrale. Au fait, est-ce que je vais réussir à dormir ? D’ailleurs, en tant que mort, ai-je besoin de dormir ? Le sommeil, c’est pour les vivants, pour pallier la fatigue physique ou psychologique de l’humain ? Maintenant, j’ai tout mon temps pour répondre à ces questions, thèse, antithèse, synthèse… Par contre, je n’ai pas de contradicteurs…

  • Me Linard, nous sommes prêts pour l’injection létale. Votre mari a été débranché hier soir comme convenu. Les documents ont été validés par le Préfet lui-même compte tenu des responsabilités qu’occupait votre mari. Tout est en ligne. Nous allons procéder à l’injection dans une heure. Nous vous laissons avec lui ces dernières minutes.
  • Parfait, merci professeur. Dites-moi, c’est normal d’avoir un doute ? On est sûr qu’il ne se réveillera jamais ?
  • Absolument certain Me Linard, la science est formelle sur ce diagnostic.
  • Este vous sur à 100 % du diagnostic docteur ?
  • À 99 % oui, Me Linard.
  • Reste 1 % à ma charge, ou du moins à la charge de ma conscience, si je comprends bien.
  • Reposez-vous sur la science Me Linard.
  • Pour la suite de la procédure, un infirmier diplômé assistera le médecin légiste. L’injection se fera dans le bras gauche, près du cœur. C’est très rapide. Vous pouvez rester et tenir la main droite de votre mari si vous le souhaitez, car l’infirmier a besoin de poser un garrot sur le bras gauche pour générer une forme d’engourdissement et faire saillir les veines et réussir parfaitement son injection. La mort médicale sera prononcée un quart d’heure après environ.

Aï, putain, j’ai mal au bras gauche, ça fourmille, j’ai le bras tout ankylosé, je ne peux plus le bouger. Bon, quelle heure est-il ? Ah, ça va, 5 heures 28, deux minutes avant que le réveil sonne. C’est bon, ça ne va pas réveiller Aline et les enfants. Merde, j’ai encore dû dormir dans une mauvaise posture, j’ai des fourmis plein le bras. Bon, ça va passer. Tiens, quel temps fait-il ce matin ? Ouah, quel brouillard, j’ai jamais vu ça, il est vraiment dense, on ne voit même pas à un mètre. Ça va être galère la route.

Lie Sherp

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Lie Sherp

Lie Sherp, auteur enragé mais pas dérangé. Impulsion d'écrire. Dictée de la pensée et des rêves, magie et enchantement des enchaînements de mots, verbes, adjectifs, pluriels ou singuliers.