Je ne sais pas qui m’a pris mon billet de train, mais comme d’habitude, je suis à l’envers dans le train. Non pas que ça me donne envie de vomir comme la plupart des gens, non, ce qui me gêne, c’est les paysages. Au lieu de défiler, ils m’enfilent par-derrière, enfin ils arrivent par-derrière sournoisement sans que je puisse en détecter les recoins à l’avance. Pourtant j’adore depuis tout petit regarder les paysages défiler dans les trains. D’ailleurs, ils ne défilent pas dans les trains, ils défilent à l’extérieur des trains, ou alors, on m’aurait menti, on ne m’aurait pas tout dit ? On m’aurait caché des choses ?
Quand je prends le train, je répète à l’envie que j’en profite pour travailler, lire ou toute autre activité culturelle. Tu parles, je passe mon temps à dormir ou à rêver, j’adore ces moments suspendus d’un voyage en train. Personne pour te demander des comptes. En l’occurrence, là, je rêve à l’envers, c’est un éveil rêvé plus qu’un rêve éveillé.
Pour le repas, dans le TGV, même si on dit toujours l’expression « enflé comme un sandwich SNCF », il faut reconnaître qu’il y a eu de gros efforts en termes de gastronomie. Tu peux même commencer ton repas à l’envers comme un palindrome, commencer par le café et finir par l’entrée, personne ne te dira rien dans un Wagon bar de la SNCF. Ils sont habitués à rouler à l’envers à l’endroit. Ils proposent même des carottes râpées à côté de succulents plats préparés par des grands chefs. Même du bio aussi. À l’envers ça fait oib (ça fait une marque de Tampax non ?) Mais dites-moi, les carottes râpées à l’envers, ça donne quoi ? Des carottes entières ? Non, ça ne donne rien, des carottes râpées restent des carottes râpées à tout jamais. Jamais elles ne retrouveront leur état initial. En fait, reconstruire des carottes râpées afin qu’elles retrouvent leur état initial est tout simplement impossible. C’est le principe même des systèmes compliqués à l’inverse des systèmes complexes ou l’impossibilité de revenir à l’état initial, le côté irréversible de la mayonnaise. Jamais plus les œufs de la mayonnaise ne redeviendront des œufs avec un blanc et un jaune… les pauvres. L’autre côté irréversible de la vie : la mort. Pas possible là non plus de revenir à l’état initial. Dommage.
Pas de garennes non plus, je n’ai pas le temps de les repérer en roulant en marche arrière à plus de 300 km/H. De toute façon tu as toujours un temps de retard dans cette configuration de voyage. Tu es à la ramasse en permanence sur les événements défilatoires. Tu me diras, ils ont fait la même pour tout le monde, même le chauffeur il roule en marche arrière. Oui, si tu as bien regardé un TGV, il y a toujours deux locomotives, l’une qui tire et l’autre qui pousse, un peu comme un homme et une femme, quoique, la femme pousse souvent après que l’homme ait tiré. Bref, il y a bien un des deux chauffeurs qui est en marche arrière lui aussi. Pas pratique pour anticiper.
Tu me diras, y a un moment au moins où on est tous logés à la même enseigne, qu’on soit dans le sens de la marche ou pas, c’est dans les tunnels. Tout le monde voit noir et tout le monde a les oreilles qui se bouchent, au moins on est tous égaux à ce moment-là. Une question simple mais fondamentale et existentielle se pose :
Les oreilles bouchées à l’envers je sais ce que c’est : ce sont les oreilles débouchées, mais le noir à l’envers, c’est quoi ? Et pourquoi la première réponse qui nous vient est : blanc ?
Non, là où on est le moins égal, c’est dans l’affectation de tes voisins. Parce que la voisine de rêve, intelligente, souriante, charmante, cultivée et pulpeuse à souhait, ça n’existe pas, c’est comme la fourmi de 18 mètres, c’est des conneries tout ça… le nombre de conneries auxquelles on veut nous faire croire, c’est incommensurable.
Alors, en plus, si le train prend du retard, là, c’est le top. Arrêté en pleine voie, souvent en rase campagne, être ou pas dans le sens de la marche n’a plus vraiment d’importance. Y a plus qu’à attendre. Ils ne peuvent pas aller se suicider ailleurs ? En même temps, il paraît que c’est radical, au moins autant que la Guillotine. Oui, je mets une majuscule. J’ai droit non, c’est mon livre, c’est moi qui écris dedans, je ne suis plus en cours de français, je peux même inventer mes propres figures de styles si je veux. Bon d’accord, je ne m’appelle pas Yann Moix et encore moins Yann Toix.
Donc, retard ou pas, à cause de suicidés ou non qu’ils soient animaux ou humains ne changent rien au sens du voyage. D’ailleurs, voyager a-t-il un sens ?
Vous avez quatre heures.
Le voyage n’a de sens que parce qu’il est partagé. Jt’en ficherais du partage.
À propos de partage, tout le monde dans le train, à l’envers à l’endroit s’empresse de plonger soit dans sa lecture, soit dans sa tablette, son PC, son I pod, ce n’est qu’une question de génération. Moi, non pas Moix, j’ai penché pour la musique et j’écoute à m’en faire péter les oreilles : les Doors, Eminem, Rodrigo Y Gabriela… juste pour mieux imaginer ma voisine de rêve, intelligente, souriante, charmante, cultivée et pulpeuse à la fois. Notons que ces musiques ne collent pas du tout aux paysages en marche arrière…
Le plus insupportable, c’est quand la proximité du paysage est trop forte quand tu es en marche arrière. Les arbres et autres détails défilent si vite dans ce sens-là que tous se mélange en un rien indicible. Je passe sous silence les traversées de zones industrielles, les graffitis sur les murs que t’arrives encore moins à lire que dans le sens de la marche, même les dessins n’ont plus de sens à 0,350 Mach. Oui le train roule à 0,350 Mach, c’est-à-dire à zéro virgule trois mille cinq cent kilomètre heure et tu prends à peu près 0,3 g dans la tête à chaque fois que tu voyages en TGV. Alors, un g à l’envers, ça fait quoi ?
Mais avant de monter dans le train, à l’envers ou pas, il y a des rituels auxquels il faut se soumettre. Passer au relais Presse en fait partie. Je n’imagine pas un instant voyager au long cours sans quelques magazines intellectuels ou pas. Le choix des magazines qui vont accompagner le voyage, (Lui, FHM, le Monde, les Echos, pourquoi pas fluide glacial) est primordial.
Quand je sors mes mags préférés, Lui FHM… je subis d’entrée de jeu le regard un peu traviole de la voisine d’en face, pas du tout intelligente, souriante, charmante, cultivés et pulpeux, plutôt du genre prof d’allemand à la retraite, tu vois bien le genre. Remarque, la une de FHM déchire un peu : « dragues et nouvelles technologies » ; en couverture de Lui, évidemment un symbole de la féminité nue, de dos, il s’agit de Kate Moss. En titre ce n’est pas mieux : « la prostitution des hommes » nouvelle mode, ils disent même, je cite ouvrez les guillemets : « La prostitution masculine n’est pas identitaire contrairement à celle des femmes. Cette absence de stigmatisation facilite la vie de ces « escort masculin » puisque cela ne nuit pas à leur estime d’eux-mêmes, c’est plutôt le contraire : être payés et désirés par des femmes surtout si elles sont très riches et belles, c’est plutôt valorisant ». Une vie parallèle. En plus ça rapporte du blé, tout au black, en ces temps d’apoplexie fiscale, faut voir…
C’est malin, maintenant que j’ai écrit ce texte à l’envers dans le train, j’ai envie de vomir.